Adapter nos milieux de vie aux inondations : l'intégration des services écosystémiques dans la planification du territoire
Cet article présente les services écosystémiques rendus par les infrastructures naturelles en matière de réduction de la vulnérabilité de nos milieux de vie aux inondations, puis met en valeur des approches concrètes permettant de les prendre en compte dans l’aménagement du territoire. Il aborde spécifiquement les inondations en eau libre, bien que les mêmes approches pourraient s’appliquer aux inondations par submersion côtière ou par ruissellement.
Cet article a initialement été publié dans la Revue québécoise d’urbanisme en Août 2023. Il est reproduit ici avec autorisation.
Les inondations printanières de 2017, 2019 et 2023 ont mis en lumière, en affectant de nombreuses régions à la fois, l’étendue des milieux de vie bâtis vulnérables à cet aléa. À titre d’exemple, celles de 2019 ont touché plusieurs milliers de bâtiments dans plus de 240 municipalités québécoises. Des dommages de cette ampleur s’expliquent par des causes multiples et interreliées telles que la présence de bâtiments et d’infrastructures non adaptés dans les plaines inondables, l’augmentation de la récurrence et de l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes en raison des changements climatiques, mais aussi la dégradation, voire la perte, de milieux naturels. Ces derniers jouent un rôle important en matière de gestion des risques liés aux inondations, mais sont rarement considérés à leur juste valeur.
Inondations au Québec : et si la dégradation des milieux naturels était en cause?
Les inondations en eau libre se produisent lorsque le débit d’un cours d’eau augmente jusqu’à ce qu’il déborde sur sa plaine inondable. En langage courant, on dit que la rivière est « sortie de son lit ». Ce phénomène fait partie de la dynamique naturelle des cours d’eau, ces derniers n’étant pas statiques, mais dynamiques. Toutefois, les différents milieux naturels présents au sein du bassin versant ont une influence sur le débit du cours d’eau. Par exemple, une pluie tombant sur un milieu boisé va s’infiltrer dans le sol à cet endroit plutôt que ruisseler directement vers le cours d’eau, notamment grâce au système racinaire étendu. De même, au printemps, la neige y fondra moins rapidement. De leur côté, certains types de milieux humides (marais, marécages) vont jusqu’à emmagasiner temporairement l’eau provenant des précipitations, de la fonte des neiges et parfois du débordement des cours d’eau, réduisant ainsi l’ampleur des crues.1 Plusieurs recherches ont démontré leur importance : par exemple, une étude a révélé que la protection des terres humides de la Ville de Waterloo et d’un site rural près de la Ville de Mississauga, dans le sud de l’Ontario, permettait de réduire jusqu’à 38% des coûts financiers lors d’une inondation grave en milieu urbain et rural.2
Inondation en eau libre. Source : Vivre en Ville.
Historiquement, le rôle joué par ces milieux naturels dans la dynamique des cours d’eau n’a pas été suffisamment pris en compte dans le développement des municipalités québécoises, autant dans les façons d’aménager le territoire que de lutter contre les inondations directement. Du côté de l’aménagement, l’échelle locale de nombreuses décisions a fait en sorte que les interrelations entre les milieux hydriques et les autres milieux naturels, à l’échelle plus vaste des bassins versants, ont souvent été négligées. De surcroît, un développement urbain éparpillé et gourmand en espace a contribué à la destruction de vastes superficies de milieux naturels.
Concernant les tentatives de réduire les dommages liés aux inondations, celles-ci ont surtout pris la forme d’interventions structurelles sur les cours d’eau et leurs rives (canalisation, linéarisation, digues, barrages, remblais, etc.). À l’échelle locale, ces mesures ont parfois atteint leur objectif, mais additionnées les unes aux autres dans un même bassin versant et sur le long terme, elles ont parfois eu l’effet contraire en contribuant à l’aggravation des inondations.3 Si l’on ne peut revenir en arrière, il est toutefois possible de dépasser ce cercle vicieux en misant sur le potentiel des infrastructures naturelles qui demeurent ou qui pourraient être restaurées.
Comprendre et valoriser les services fournis par les actifs naturels pour mieux les intégrer dans la planification du territoire
Face au rôle primordial que jouent ces actifs naturels dans la prévention des inondations, il convient de mieux les intégrer au sein de la planification du territoire. Cela nécessite en premier lieu de développer une meilleure connaissance de son patrimoine naturel et de ses services rendus. Ces derniers sont plus communément appelés services écosystémiques. On en distingue quatre grands types :
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les services d’approvisionnement, renvoyant aux biens produits par les écosystèmes (p. ex. des produits ligneux ou alimentaires)
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les services de régulation des processus écosystémiques
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les services culturels procurant des bienfaits spirituels, récréatifs et culturels
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les services de support.4
Principaux services écosystémiques des infrastructures naturelles. Source : Vivre en Ville.
Ces biens et services sont généralement difficiles à intégrer dans la prise de décision puisqu’ils n’ont pas de valeur marchande. Pour cette raison, les municipalités procèdent de plus en plus à l’évaluation monétaire de leurs actifs, en plus de leur inventaire. Plusieurs méthodes d’évaluation existent. La plus utilisée est la méthode d’évaluation du coût de remplacement, qui consiste à attribuer le prix qu’il en coûterait pour fournir le service rendu par l’actif naturel à l’aide d’une infrastructure artificielle classique (p. ex. un bassin de rétention souterrain pour la gestion des eaux de ruissellement). Il existe également la méthode de la préférence révélée consistant à évaluer l’influence de l’actif naturel sur le prix du marché d’un bien qui y est associé (p. ex. le coût du déplacement pour visiter les lieux) ou encore la méthode de préférence déclarée où la population déclare le montant qu’elle serait disposée à payer pour la viabilité du bien ou du service. Une dernière méthode est le transfert de bénéfices où il s’agit d’utiliser des données issues d’études publiées dans la littérature grise ou scientifique et applicables au site ciblé. À ce jour, plus de 90 municipalités canadiennes ont déjà entrepris des démarches de gestion des actifs naturels.5
L’attribution de valeur monétaire aux bénéfices rendus par les écosystèmes et la biodiversité facilite ainsi leur comptabilisation au sein des actifs municipaux ou encore leur intégration dans la comparaison de scénarios d’aménagement. La prise de décision serait ainsi plus juste et éclairée.
Deux cas inspirants de prise en compte des services écosystémiques dans la comparaison de stratégies d’aménagement
Concrètement, comment les municipalités peuvent-elles identifier, quantifier et intégrer les services écosystémiques rendus par les infrastructures naturelles dans la planification de stratégies d’aménagement réduisant les risques liés aux inondations? Voyons deux cas inspirants.
À Gatineau, en Outaouais, les inondations de 2017 et 2019 ont laissé près de 200 terrains vacants dans deux quartiers. Ces derniers étant toujours en partie habités, la Ville s’est associée en 2021 au Conseil régional de l'environnement et du développement durable de l'Outaouais (CREDDO) pour planifier des stratégies de réaménagement de ces lots.6 Les services écosystémiques qui pourraient être rendus par d’éventuels aménagements d’infrastructures vertes ont fait l’objet d’une étude préalable à l’élaboration du plan. Ainsi, parmi les cinq stratégies, le plan propose des aménagements « nature » axés sur la biodiversité, des aménagements « en rive » axés sur le contrôle de l’érosion et l’amélioration de la qualité de l’eau, et des aménagements « éponge » favorisant une meilleure gestion des eaux pluviales.7 Toutes ces propositions visent également à répondre à des besoins sociaux, que ce soit en matière d’espaces verts de proximité, d’accès à l’eau ou d’embellissement de quartiers fortement dévitalisés par les conséquences des inondations. En 2023, la Ville prépare son plan d’action pour la réalisation des aménagements, en commençant par trois zones à plus fort potentiel comprenant plusieurs terrains vacants adjacents.8
Dans la Capitale-Nationale, la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ), la Ville de Québec et la Table de concertation régionale pour la gestion intégrée du Saint-Laurent (TCRQ) travaillent depuis 2017 avec une équipe de chercheurs dirigée par Jérôme Dupras à non seulement identifier les services écosystémiques générés par la biodiversité et les écosystèmes présents sur son territoire, mais aussi à quantifier leurs valeurs économiques. Pour ce faire, un total de 15 services écosystémiques ont été sélectionnés et évalués au moyen de trois méthodes d’estimation : méthode de préférence révélée, coût de remplacement et transferts de bénéfices. L'évaluation de l’ensemble de ces services a permis d’estimer à 120 millions de dollars par année la valeur des milieux humides et à 86,3 millions de dollars par année celle des forêts urbaines sur le territoire (dont respectivement 42 % et 57 % dus à la capacité de prévenir les inondations9). La révision actuelle du Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD) de la CMQ prend d’ailleurs en considération ces nouvelles données et les a même intégrées lors du premier projet déposé en juin 2021.
Rivière Saint-Charles, Québec, CMQ. Source : Vivre en Ville.
Comme l’ont montré Sylvia Wood et son équipe en 2021, l’évaluation économique des services écosystémiques permet d’orienter les choix d’aménagement du territoire en comparant la capacité hypothétique du capital naturel à produire des services écosystémiques en fonction des scénarios d’aménagement du territoire. En effet, dans leur étude, trois scénarios réalistes d’utilisation des terres ont été comparés. Le premier correspond au statu quo, c’est-à-dire que les changements d’utilisation de terres concordent avec les objectifs du PMAD de la CMQ de 2013. Le deuxième scénario inclut un certain nombre de changements hypothétiques d’utilisation des terres menant à l’expansion de la superficie urbanisée. Enfin, le troisième scénario est axé sur l’amélioration et l’extension des aires de conservation existantes et la densification urbaine. La modélisation conclut d’une part que le scénario du PMAD, représentant le futur planifié, apportera une légère réduction en approvisionnement en services écosystémiques sur le territoire, principalement en raison de l’étalement urbain qui réduirait le fonctionnement de ces écosystèmes urbains. D’autre part, il démontre que le scénario de conservation améliorerait l’approvisionnement des services tout en permettant une hausse de la population grâce à une densification des zones urbaines, et ce, sans avoir à réaliser de forts compromis.10 Cette étude est un exemple concret de la pertinence de l’évaluation des services écosystémiques comme outil d’aide à la décision en aménagement du territoire.
Une approche au service d’une vision d’ensemble
Les cas présentés témoignent d’une prise de conscience grandissante de la multifonctionnalité des infrastructures naturelles et de la nécessité de les prendre en compte au moment de prendre des décisions d’aménagement du territoire. Autant les stratégies d’aménagement d’espaces publics (comme les terrains vacants à Gatineau) que de protection et de restauration de milieux naturels (comme ceux de la CMQ) peuvent générer des services écosystémiques en matière de gestion des risques liés aux inondations. Bien que parfois critiquée, l’approche consistant à évaluer la valeur économique des services rendus peut faciliter leur intégration dans une démarche de planification, en alimentant le diagnostic du territoire et la comparaison de scénarios d’aménagement. Toutefois, elle ne saurait se substituer à l’importance de se doter d’une vision partagée du devenir souhaitable des milieux de vie vulnérables aux inondations aux échelles locale et régionale.
Références
1. Association des gestionnaires régionaux des cours d’eau du Québec (2017). Guide sur la gestion des cours d’eau du Québec. Granby : AGRCQ. 321 pages.
2. MOUDRAK, Natalia, Anne-Marie, HUTTER et Dr. Blair, FELTMATE (2017). When the Big Storms Hit: The Role of Wetlands to Limit Urban and Rural Flood Damage. Préparé pour le Ministère des Ressources Naturelles et Forestières d’Ontario. Centre Intact d’Adaptation au Climat, Université de Waterloo, 58 p.
3. BEAUDET, Gérard. (2017). « Chapitre 11 : La confluence montréalaise et les politiques d’adaptation », Dans THOMAS, Isabelle et Antonio, DA CUNHA (2017). La Ville Résiliente, p. 199-216.
4. Millennium Ecosystem Assessment (M.E.A.) (2005) A Report of the Millennium Ecosystem Assessment. Ecosystems and Human Well-Being. Island Press, Washington DC.
5. EYQUEM, Joanna, Bailey, CHURCH, Roy, BROOKE et Michelle, MOLNAR. (2022). Inscrire la nature au bilan : la valeur financière des actifs naturels à l’ère des changements climatiques. Centre Intact d’adaptation au climat. Université de Waterloo. 43 p.
6. Ville de Gatineau (2023). « Séance d'information sur la démarche d'élaboration du guide de mise en oeuvre et du plan d'action du Plan directeur d'aménagement des terrains vacants », gatineau.ca, [https://www.gatineau.ca/portail/default.aspx?p=guichet_municipal/participation_citoyenne/consultations_publiques/consultations_publiques_2023/plan_directeur_amenagement_terrains_vacants] (consulté le 20 juin 2023).
7. Conseil régional de l’environnement et du développement durable de l’Outaouais (CREDDO). (2021). Plan directeur d’aménagement des terrains vacants des districts Pointe-Gatineau et Lac-Beauchamp. Rapport remis à la Ville de Gatineau, en collaboration avec Amis des parcs Canada, 114 p.
8. BOUTIN, Camille, (2023), « Inondations : 2,4 millions et un plan d’actions pour valoriser les terrains vacants Radio-Canada ». ici.radio-canada.ca, Radio-Canada, Article du 12 juin 2023, [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1987362/revitaliser-terrains-vacants-inondations-gatineau-rencontre-information] (consulté le 22 juin 2023)
9. WOOD, Sylvia, Jérôme, DUPRAS, Caroline, BERGEVIN, et Charlène, KARMAGORET. (2019). La valeur économique des écosystèmes naturels et agricoles de la Communauté métropolitaine de Québec et de la Table de concertation régionale pour la gestion intégrée du Saint-Laurent. Rapport d’Ouranos, 75 p.
10. WOOD, Sylvia, Jérôme, DUPRAS, Ann, LÉVESQUE, Charlène, KERMAGORET, Caroline, BERGEVIN, Nancy, GÉLINAS, et Sylvain, DELAGRANGE. (2021). Évaluation et évolution des services écosystémiques dans la région de Québec. Rapport d’Ouranos. 31 p.
VIVRE EN VILLE (2023). « Adapter nos milieux de vie aux inondations : l'intégration des services écosystémiques dans la planification du territoire ». Revue québécoise d'urbanisme, vol. 43, no 3, p. 4-7.
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Auteurs Catherine P. Perras , Léa Vandycke
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Date de publication 1er août 2023
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Cet article est paru dans la Revue québécoise d’urbanisme en Août 2023.
Publiée trimestriellement, la Revue québécoise d’urbanisme présente entre autres des articles de fond, les nouveaux développements en matière de jurisprudence, des témoignages et des dossiers documentés sur les expériences menées ou en cours de réalisation en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire.