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Si nous ne faisons pas tout, nous ne faisons rien

L'escalier formé par les corps de ceux que nous laissons tomber ne mène nulle part
Vivre en Ville

On dit que la chose la plus acide pour les personnes qui tombent dans l’itinérance est l’invisibilité dans laquelle elles sont forcées. De ne pas être vu, de ne pas être reconnu, de ne pas avoir accès à l’humanité qui permet d’être perçu comme une personne, un agent social et moral. De devenir, avec chaque regard qui passe tout droit, un peu plus un élément du décor - une partie de l’environnement plutôt qu’un être autonome qui interagit lui-même avec l’environnement. 

Il est convenu de remarquer que les personnes sans-abris semblent souvent en proie à des psychoses et des grands maux de santé mentale. Ce qu’on prend moins le temps de nommer, c’est à quel point l’itinérance elle-même inflige la folie à ceux et celles qui la subissent. Personne d’entre nous n’est en mesure de tolérer une telle déshumanisation bien longtemps. Entre le moment où une personne se retrouve à la rue et le moment où nous la remarquons en situation de crise, le quotidien est écrasé par un miasme de honte. 

Il faut rencontrer les regards de personnes qui mendient pour comprendre, un tant soit peu, l’humiliation sans nom de quémander à quelqu’un qui ne reconnaît pas notre humanité. Et une fois qu’on l’a vue, cette honte prend racine en nous-même. La honte de ne pas serrer la main tendue. La honte de la complicité dans l’indifférence, dans le repli, dans l’intellectualisation, dans la justification, dans le dédouanement. Après tout, si je donne toute ma monnaie au premier quêteux que je croise, qu’est-ce que je donne au deuxième? Me voilà épargné du fardeau de restituer l’humanité des dépossédés que je croise. 

***

Parce que la honte est un acide vorace, capable de dissoudre toute personne qui s’y trouve plongée pendant un trop long moment, nous ne manquons pas de volonté ou de moyens pour nous en débarrasser. À rebours des signaux reçus quant au sérieux des gouvernements à reconnaître le caractère totalisant de la crise de l’habitation, on déduit que la voie privilégiée pour échapper à l’odeur de misère semble être celle du pince-nez. Si un ménage évincé quitte sans laisser de traces, y a-t-il un problème à régler? Si on se reloge là où on peut mais pas où on veut, avons-nous même besoin d’aide? Si un itinérant s’effondre dans une forêt sans personne pour l’entendre, fait-il du bruit?

C’est si tentant de détourner le regard. La crise de l’habitation pollue l’air que nous respirons d’une violence nauséabonde que seule l’omniprésence rend indétectable, et que tout contact avec sa réalité impose une honte immense, amorphe. C’est comme quand on s’habitue à un stimuli à force d’y être exposé; l’odeur des ordures oubliées qu’on finit par ne plus remarquer, jusqu’à ce que quelqu’un nous demande ce qui sent si fort dans la ruelle. La honte comme courroie de transmission avec nos échecs et nos manquements. Les illusions sont souvent dissipées au contact de la violence - l’illusion de sécurité sur la route après une collision avec un chauffard, l’illusion d’innocence après les remontrances des personnes que nous avons blessées, l’illusion de liberté après une semaine passée avec un compte en banque dégarni. Ouvrir les yeux sur la violence de l’itinérance suffit à faire voler toutes nos illusions en éclat: nous ne prenons pas encore la crise au sérieux.

Depuis quelques semaines, les engagements gouvernementaux en matière d’habitation se succèdent à un rythme impressionnant. En marge de notre enthousiasme assuré pour plus d’investissement en logement social, nous sommes monstrueusement préoccupés par l’illusion de mouvement que toute cette activité va provoquer - l’équivalent d’un hamster qui court de toutes ses forces dans une roue en plastique sans avancer d’un centimètre. Comme les villageois au pied d’un volcan qui, après avoir essuyé une autre éruption meurtrière, se résoudront à tenter de l’apaiser en y sacrifiant ce qu’ils ont de plus précieux, en espérant que tout l’or détruit aura comme effet d’éteindre un incendie infini et souterrain.

***

Nous sommes déjà passés à la croisée de ces chemins. Nous savons où ça nous mène. À son aboutissement, la pulsion d’exclure les nécessiteux et les miséreux de la chaleur de notre propre sécurité finira par nous avaler nous-mêmes dans sa voracité sans fin. L’idée que les victimes de la crise ne méritent pas d’être épargnées se sublimera en la finalité que personne ne mérite d’être épargné.

Il n’existe pas de qualité permettant de déterminer si une personne mérite réellement la dignité, la liberté et la sécurité que seule une société est en mesure de garantir. Laisser qui que ce soit - jusqu’à la dernière personne, jusqu’à votre pire ennemi - tomber hors de portée constitue à scier la branche sur laquelle nous sommes tous et toutes assis. Le trou formé par la personne qui disparaît sous le sol a la forme de notre propre corps. Sous-jacentes à l’échec social qui mène à la guerre et à la misère, on peut identifier la gangrène d’une honte réprimée, la honte de la déshumanisation, la honte de savoir que notre place sur le bateau de sauvetage n’est la nôtre que par accident fortuit.

Il nous semble à la fois évident et tabou que l'escalier formé par les corps de ceux que nous laissons tomber ne mène nulle part. Il n’y a pas de salut, de sécurité, de liberté au bout d’un parcours qui a écrasé l’humanité des personnes qui ont eu la malchance d’être du mauvais côté d’une clôture. Il n’y aura aucun refuge de la honte d’avoir failli à accueillir une personne de plus à table, et de la savoir morte de faim.

Si on ne fait pas tout, on ne fait rien. Si nous ne nous donnons pas les moyens d’éradiquer la crise de l’habitation dans sa totalité, les failles restantes engloutiront chaque succès et réduiront tout progrès au néant. Il s’agit d’un test que nous ne pouvons échouer. Nous aurons toute une vie pour chercher les pièces manquantes des pots cassés, et à regarder les autres autour de nous avec la méfiance qu’ils les gardent pour eux.


Dans sa publication PORTES OUVERTES - Pour une sortie de crise durable en habitation, Vivre en Ville présente une feuille de route pour sortir de la crise et lance un appel aux responsables politiques de tous les paliers décisionnels à changer les règles du jeu en habitation. On y propose 4 chantiers à mener simultanément pour une sortie de crise durable :

  1. Construire plus que la demande, près des emplois, des transports et des services

  2. Rendre la construction plus payante que la possession en immobilier

  3. Construire une abondance de logements à but non lucratif

  4. Réapprendre à construire efficacement et durablement


Notice bibliographique recommandée :

MONGRAIN, Adam (2023). Si nous ne faisons pas tout, nous ne faisons rien - L'escalier formé par les corps de ceux que nous laissons tomber ne mène nulle part, Vivre en Ville. Vivreenville.org.

  • Auteur Adam Mongrain
  • Date de publication 14 novembre 2023
  • Thème associé

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